D’origine parisienne, Victor Tricar, après avoir fréquenté de prestigieuses écoles dont l’Académie Julian se lance une fois diplômé dans une carrière de graphiste free-lance. Mais l’art le rattrape vite, ses voyages ne cessent de nourrir son imaginaire créatif. Il expose pour la première fois en 2007 à Noisy-Le-Grand puis décide de s’expatrier à Los Angeles où il se consacre pleinement à l’art puisqu’en plus de peindre, d’exposer, il l’enseigne au lycée français. Il vit désormais au Panama, où son art prend une nouvelle dimension et connaît un véritable succès. Il utilise des techniques très différentes, de l’acrylique sur toile à la récupération d’objets dans la rue ou au collage, ses influences sont multiples, ce qui en fait un artiste singulier, inclassable et d’autant plus intéressant.
À travers nos échanges, séparés par quelques milliers de kilomètres, nous avons fait la rencontre d’un artiste passionnant et passionné à qui nous souhaitons tout le succès qu’il mérite. Nous vous laissons avec notre conversation autour de trois des oeuvres sélectionnées par l’artiste.
NEW BEAUTIFUL ERA (2015) :
Je suis quelqu’un d’optimiste. J’ai une spiritualité même si je ne “pratique” dans aucune église. Malgré cela, je n’ai jamais peint autant de monstres et de créatures démoniaques que dans cette période de ma vie… Ces dernières années, ça a pas mal bougé dans mon existence et dans ma vision du monde. J’ai expérimenté la vie en Amérique centrale, cela fait presque 5 ans que je vis au Panama. Les diables sont tout un symbole ici. Panama City est une ville moderne, extrême au niveau des contrastes, économiques, sociaux et même saisonnniers, il existe seulement deux saisons ici: l’une ultra sèche, qui dure des mois et l’autre humide avec des torrents d’eau qui s’abattent du ciel et qui n’en finissent plus…
Je ressens ici un matérialisme, un égoïsme terrible. Toutes mes créatures doivent être sûrement liées à mes perceptions, ce sont des représentations de cette violence. En moi, il y a de la violence aussi, je ne m’exclus pas de ce monde… Cette peinture a été peinte sur une pub récupérée dans la rue. La publicité portait sur ces projets immobiliers immenses qui “fleurissent” un peu partout au Panama, en toile de fond de la peinture, on aperçoit encore la photo d’ alignements de baraques. Ici, ils déforestent comme des malades dans tous les coins, des étendues d’arbres, c’est monstrueux… tout ça pour ces “camps de travail” comme je les appelle, des lignées de maison à n’en plus finir, sans aucune esthétique, construites pour que les gens puissent venir bosser à la ville et qui rappellent les camps de concentration. Bref, ce diable qui fait un fuck à l’humanité représente notre ère. Une ère où on nous inculque que le travail rend libre et où la technologie binaire tente de remplacer la chaleur de la communication humaine. Aujourd’hui, le froid de l’individualisme et des pensées vidées de toute spiritualité a transi le coeur et l’esprit des Hommes… Bienvenue à notre époque!
Comment ton expérience au Panama a t-elle changé ta vision de la société et ton rapport au monde qui t’entoure?
Ces dernières années ont été intenses, à plusieurs niveaux de mon existence. D’un point de vue extérieur: vivre en Amérique centrale, ça ne te laisse pas indifférent. Tu es souvent mis face à toi même, tout est chaotique ici , tu ne peux pas vraiment t’organiser, c’est au jour le jour, on dit qu’on vient et on vient pas, on te dit demain, c’est dans une semaine ou jamais… Je ne sais pas comment cette ville arrive à tourner! C’est l’histoire de la fourmi et de la cigale. Il y a cette violence occidentale, qui est venue importer dans ce petit pays une économie sauvage basée sur la concurrence débridée. On est venu imposer ce concept moderne que le temps est de l’argent à des gens qui vivaient encore il y a une centaine d’année au rytme du clapotis des vagues, des moissons et de la bonne sieste sur un hamac… Le choc je t’assure est violent… Tu croises au pied des grattes ciels des indiens Kunas avec des anneaux dans le nez, des tatouages tribaux, des colliers colorés! Quel contraste… Le changement a été aussi à un niveau plus personnel avec la naissance de mon fils et puis toutes ces combats intérieurs pour grandir et être une personne meilleure…
Pourquoi le Panama t’inspire t-il tellement ?
Parce que j’y suis très receptif! Je ne reste pas indifférent face à ce que je vois… partout où je vais, j’ai un radar sur le haut de la tête, je suis une éponge, “je capte”, je ressens, je retransmets…
Cette figure de diable est-elle une référence aux arts africains ou pré-colombiens? Sont-ils une source d’inspiration?
On me dit souvent que je fais un art “tribal”, aborigène, qu’il y a quelque chose naïf, de coloré dans ma peinture, un peu d’ailleurs… Je ne me pose pas toutes ces questions, déjà quand je peins, je n’ai pas le temps de me les poser! Je laisse s’exprimer spontanément quelque chose qui échappe à toute analyse intellectuelle… “cela” remonte en moi et je “le” laisse s’échapper à travers ma main. Aucune idée de ce que c’est, d’où cela vient…
DES PTITS DINOSAURES EN GOMME:
Le côté fun de mon art c’est qu’il est spontané. Je peins comme j’essaie de vivre: confiant. Retrouver l’enfant qui est en nous, qui fait, qui dit, en toute simplicité, sans trop intellectualiser, c’est peut être ça un des défis de l’Homme d’aujourd’hui: avoir plus confiance dans ses intuitions, dans ce qui advient, se faire plus confiance… Faire redescendre un peu tout le mental vers le coeur, pour rééquilibrer la machine. Si l’Homme calculait moins et suivait plus spontanément son coeur, peut-être que les choses se mettraient en place d’une manière plus évidente. Du coup, voilà quand ça fonctionne, le résultat d’une peinture “inspirée” ! On prend tout ce qu’il y a dans l’instant, sans se prendre la tête et on improvise… C’est cohérent au final, c’est composé, c’est vivant… non? Il faut pas trop intellectualiser la vie, il faut la vivre.
Peux-tu nous parler un peu plus du processus de création pour une telle oeuvre, des différentes étapes?
Comme un musicien qui va improviser sur une mélodie, un thème et qui part avec pas grand chose pour s’aventurer plus loin, je suis mon intuition et j’avance avec ce que j’ai sous la main. Oui je peux garder des trucs, des images, du papier cadeau, un ruban. Commencer et reprendre le travail, m’arrêter, poursuivre. C’est un processus qui s’inscrit dans la vie. Je suis comme un enfant avec mes petits bouts de papiers dorés, mes trésors. Je ne prémédite rien. Je ramasse ce qu’il y a sur mon chemin, ce qui me plaît, ce qui n’interesse plus personne, ce qui a été jeté… comme une pie, je vais aller chiper le truc qui m’a tapé dans l’oeil!
KRISH ROOM:
J’ai trouvé dans le “barrio” où j’habite, sur un tas de déchets, un morceau de bois dessiné… Il y a des familles indiennes qui vivent ici, dans des maisons bien clôturées, protégées. Sur cette planchette griffonnée par un gamin était écrit: “Krish room”. J’ai gardé l’objet et je l’ai intégré dans ma toile. Pour cette peinture, j’ai laissé mon inspiration s’exprimer et j’ai imaginé la vie de cet enfant qui aurait grandi et qui serait devenu le PDG d’une grosse firme, en haut de son gratte ciel, le petit Krish repenserait à sa famille, son enfance. Tout seul, dans sa cage dorée, le gosse en cravate se remémore sa vie… quand soudain un oiseau désorienté par les ondes magnétiques puissantes d’une antenne de télévision vient frapper la baie vitrée de son bureau. Il sursaute, est-ce vraiment cela la vie? Il se souvient des histoires d’amour entre Rhada et Khrisna, les deux amants éternels, que lui racontait sa grand-mère… la tête posée sur ses genoux, il rêvait… tentait d’imaginer cette sublime passion amoureuse… ce bonheur, à quoi pouvait-il ressembler? Ce sentiment d’unité, existe-il au moins? Des sueurs froides coulent à présent sur son front. Mais qu’ai-je fait de ma vie? pense t’il. J’ai tout mais je n’ai rien, je n’ai pas d’amour, je ne ressens plus rien pour le monde. Un froid mortel s’empare du coeur de Krish…Tout cela est si vide, si vain… Il entend encore résonner en lui la voix de ce prédicateur allumé qu’il croisa en bas de son building en sortant de sa Bugatti … “The devil is coming!”… “The devil is coming!”…
Lors de ma dernière expo, cette toile a été une des premières à être vendue. Il faut croire que l’énergie qui s’en dégage est communicative.
Le destin de ce petit garçon n’aurait-il pas pu être différent? Pourquoi cette vision si sombre d’une certaine forme d’ascension sociale?
C’est un angle de vue. Il y en a plein et sûrement des plus lumineux… Ce dont je parle ici c’est la prise de conscience particulière d’un être qui réalise qu’il a tout, qu’il possède tout, enfin tout ce que lui avait promis le monde d’aujourd’hui pour être heureux, épanoui, enthousiaste et qu’au final il se sent habité par un froid mortel, celui d’une grande solitude intérieure. En effet, on pourrait se dire qu’il a “réussi”, car il possède beaucoup, il a fondé un empire, il est parti de tout en bas et maintenant il est tout en haut, il est riche et puissant. “Avoir réussi” dans notre société, où les valeurs sont toutes inversées, c’est être riche et posséder beaucoup… c’est le mythe du “self made man”, de celui qui s’est construit tout seul, qui s’est “hissé” au-dessus des autres mais en vérité c’est l’apogée de la victoire de l’égo, de la vanité et de l’ambition personnelle. C’est un mensonge que nous vend tous les jours notre monde matérialiste amplifié par la publicité et toute la société de consommation. Dans le boudhisme, il y a cette image du verre d’eau salée qui quand on le boit nous donne toujours encore plus soif: cela symbolise les désirs humains nourris sans cesse et jamais inassouvis qui ne mènent qu’au malheur. Il faudrait passer toute notre vie à faire toujours plus d’argent pour “avoir réussi”, être quelqu’un? C’est ce que nous inculque cette époque diabolique, sauf que nous sommes pas des “faire humains” mais des “êtres humains” On a réussi sa vie à mon sens quand on a appris à devenir responsable c’est-à-dire à ne plus attribuer notre bonheur, ou notre malheur, à une situation extérieure ou matérielle… à réaliser que tout part de l’intérieur, d’un état d’être… C’est ça la vraie liberté! Arrêter de croire que c’est une possession extérieure ou une position sociale qui nous fera atteindre le nirvana…
Si vous voulez en découvrir un peu plus sur l’artiste, voici deux vidéos de ses expositions au Panama:
Vous pouvez retrouver Victor Tricar, ses oeuvres et ses actualités sur son site:
et sur Instagram :
https://www.instagram.com/victortricar/
Propos recueillis par Clémence P.
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